OPiCitations
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Ces allusions le font bien comprendre : en posant la question de l’humanisme, on ne s’arrête pas à cette supposition bucolique selon laquelle la lecture cultive. Cette question n’implique rien de moins qu’une anthropodicée – c’est-à-dire une détermination de l’être humain à l’égard de son ouverture biologique et de son ambivalence morale. Mais lorsqu’on se place dans cette perspective, la question de savoir comment l’être humain pourrait devenir un être humain vrai ou véritable est inéluctablement posée comme une question de médias, si nous entendons par « médias » les moyens de communion et de communication par l’usage desquels les humains se cultivent eux-mêmes pour devenir ce qu’ils peuvent être et ce qu’ils seront.
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C’est la signature de l’ère technique et anthropotechnique : les êtres humains se retrouvent de plus en plus sur la face active ou subjective de la sélection, sans qu’ils se soient volontairement forcés à entrer dans le rôle du sélecteur. On peut en outre l’affirmer : il existe un malaise dans le pouvoir de choisir, et ce sera bientôt une option possible de l’innocence, lorsque les hommes se refuseront explicitement à exercer le pouvoir de sélection qu’ils ont conquis dans les faits. Mais dès qu’ils évoluent positivement dans un champ de puissances de savoir, les hommes font mauvaise figure lorsque ils veulent laisser agir à leur place une puissance supérieure, qu’il s’agisse du dieu, du hasard ou des autres – comme dans le passé, du temps de leur incapacité. Comme une simple attitude de refus ou de démission paraît condamnée à l’échec en raison de sa stérilité, on en viendra sans doute, à l’avenir, à entrer dans le jeu de manière active et à formuler un code des anthropotechniques. Un tel code transformerait aussi, rétroactivement, la signification de l’humanisme classique – car il révélerait et consignerait le fait, que l’humanitas ne contient pas seulement l’amitié de l’homme avec l’homme – et, de manière toujours plus explicite – que l’homme représente pour l’homme une vis major – une force plus forte que lui-même.
Nietzsche avait à l’esprit une partie de cette idée lorsqu’il osa se désigner lui-même comme une force majeure.
Nietzsche avait à l’esprit une partie de cette idée lorsqu’il osa se désigner lui-même comme une force majeure.
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Dans un premier temps, les humanisés ne sont pas plus que la secte des alphabétisés, et dans cette secte comme dans beaucoup d’autres, des projets expansionnistes et universalistes se font jour.
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En formulant la thèse de l’être humain comme éleveur de l’être humain, on fait exploser l’horizon humaniste, dans la mesure où l’humanisme ne peut ni ne doit jamais franchir par la pensée la limite fixée par la question de l’élevage et de l’éducation : l’humaniste se fait donner l’homme par avance et lui applique ensuite ses moyens de discipline scolaire, de dressage et d’éducation – convaincu comme il l’est par le lien nécessaire entre la lecture, la position assise et l’apaisement.
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Heidegger veut un être humain qui écouterait mieux et d’une façon plus « obéissante » qu’un simple bon lecteur. Il voudrait créer un processus de création de liens d’amitié dans lequel lui-même ne serait plus seulement reçu comme un classique ou comme un auteur parmi d’autres ; il serait bon, dans un premier temps, que le public qui, par nature, ne peut être composé que d’un petit nombre de personnes riches d’intuition, prenne connaissance du fait que l’Être lui-même a recommencé à parler par son intermédiaire à lui, le mentor de la question de l’Être.
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Il reste à s’arrêter sur une complication : le berger platonicien ne peut être un gardien crédible de l’être humain que dans la mesure où il incarne la reproduction terrestre de l’unique, originel et véritable pasteur – le dieu qui, dans la préhistoire, sous le règne de Chronos, gardait directement les hommes. On ne doit pas oublier que chez Platon aussi, Dieu est le seul être envisagé comme gardien et éleveur originel des hommes. Mais à présent, après le grand renversement (metabole), alors que, sous le règne de Zeus, les dieux se sont retirés et ont laissé aux hommes le soin de se garder eux-mêmes, le plus digne gardien et éleveur reste le sage chez qui le souvenir des visions célestes du meilleur est le plus vivant. Sans l’idéal du sage, le soin de l’homme par l’homme demeure une passion inutile.
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La question de l’essence de l’homme ne retrouvera pas la bonne trajectoire avant que l’on ait pris ses distances avec l’exercice le plus ancien, le plus obstiné et le plus pernicieux de la métaphysique européenne : celui consistant à définir l’être humain comme animal rationale. Dans cette interprétation de l’essence de l’homme, on continue à comprendre l’être humain à partir d’une animalitas augmentée d’apports intellectuels. C’est contre cela que se révolte l’analyse ontologico-existentielle de Heidegger : car pour lui, la nature de l’être humain ne peut jamais être exprimée dans une perspective zoologique ou biologique, même si l’on y ajoute régulièrement un facteur spirituel ou transcendant.
Sur ce point, Heidegger est inexorable – mieux, tel un ange de colère, il se place, épées croisées, entre l’animal et l’être humain, afin d’empêcher toute espèce de communauté ontologique entre l’un et l’autre. Dans son affect anti-vitaliste et anti-biologique, il se laisse entraîner à des propos passablement hystériques, ainsi lorsqu’il explique qu’il semble que « la nature du divin nous soit plus proche que l’élément insolite de la créature vivante » (Uber den Humanismus, p. 17).
Sur ce point, Heidegger est inexorable – mieux, tel un ange de colère, il se place, épées croisées, entre l’animal et l’être humain, afin d’empêcher toute espèce de communauté ontologique entre l’un et l’autre. Dans son affect anti-vitaliste et anti-biologique, il se laisse entraîner à des propos passablement hystériques, ainsi lorsqu’il explique qu’il semble que « la nature du divin nous soit plus proche que l’élément insolite de la créature vivante » (Uber den Humanismus, p. 17).
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Le discours sur les « Règles pour le parc humain » a d’une certaine manière évoqué et rendu visible son objet central, la clairière, en rappelant une fois de plus que « l’être humain » n’existe pas, mais qu’il doit se produire lui-même dans une querelle permanente autour de son être non déterminé.
Postface à l’édition française
Postface à l’édition française
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Le seul point décisif à présent est le fait qu’à travers la critique de l’humanisme pratiquée par Heidegger se propage un changement d’attitude qui renvoie l’être humain à une ascèse de méditation dépassant de très haut tous les objectifs d’éducation humanistes. C’est uniquement par la force de cette ascèse que pourrait se former une société du méditatif, au-delà de la société d’êtres humains qui auraient « décentré » l’être humain, après avoir compris qu’ils n’existent que comme « voisins de l’Être » – et pas en tant que propriétaires immobiliers indélogeables ou seigneurs installés avec bail principal sans résiliation possible. L’humanisme ne peut en rien contribuer à cette ascèse tant qu’il demeure tendu vers l’idéal de l’homme fort.
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Le soupçon de Nietzsche à l’égard de toute culture humaniste vise à éventer le secret de la domestication de l’humanité. Il veut désigner ceux qui détenaient jusqu’ici le monopole de l’élevage – les prêtres et les enseignants qui se présentaient comme des amis de l’homme – par leur nom et leur fonction cachée, il veut lancer une querelle, inédite dans l’histoire de l’humanité, entre des éleveurs et des programmes d’élevage différents.
Il s’agit du conflit fondamental de tout avenir, tel que le postule Nietzsche : le combat entre les éleveurs du petit homme et les éleveurs du grand homme – on pourrait aussi dire entre les humanistes et les superhumanistes, les amis de l’homme et les amis du surhomme. […] Lorsque Nietzsche parle du surhomme, il pense à une ère du monde qui se situe bien au-delà du temps présent. Il prend la mesure des processus millénaires passés au cours desquels on a pratiqué la production d’êtres humains, grâce à d’étroites imbrications entre élevage, apprivoisement et éducation – dans une pratique qui savait toutefois se rendre à peu près invisible et qui, sous le masque de l’école, avait pour objet le projet de domestication.
Il s’agit du conflit fondamental de tout avenir, tel que le postule Nietzsche : le combat entre les éleveurs du petit homme et les éleveurs du grand homme – on pourrait aussi dire entre les humanistes et les superhumanistes, les amis de l’homme et les amis du surhomme. […] Lorsque Nietzsche parle du surhomme, il pense à une ère du monde qui se situe bien au-delà du temps présent. Il prend la mesure des processus millénaires passés au cours desquels on a pratiqué la production d’êtres humains, grâce à d’étroites imbrications entre élevage, apprivoisement et éducation – dans une pratique qui savait toutefois se rendre à peu près invisible et qui, sous le masque de l’école, avait pour objet le projet de domestication.
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L’humanité pourra-t-elle accomplir, dans toute son espèce, un passage du fatalisme des naissances à la naissance optionnelle et à la sélection prénatale ? Ce sont des questions dans lesquelles l’horizon de l’évolution commence à s’éclaircir devant nous, même si c’est d’une manière floue et inquiétante.
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Mais voilà, c’est une faiblesse bien connue de l’écrivain que de ne pas songer, en écrivant, aux malcomprenants, qu’ils le soient par habitude ou par métier. Quelques médias sérieux, en Allemagne fédérale, n’en ont pas moins apporté la preuve que les formes d’argumentation objectivante peuvent aussi être défendues face à une presse pratiquant explicitement l’excitation artificielle.
Postface à l’édition française
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[…] notre thèse serait la suivante : les grandes sociétés modernes ne peuvent plus produire que marginalement leur synthèse politique et culturelle par le biais des médias littéraires, épistolaires et humanistes. Cela ne signifie en aucune manière que la littérature soit arrivée à son terme, mais elle s’est affinée pour devenir une sous-culture sui generis et les jours sont révolus, où on la surestimait en la considérant comme le vecteur des génies nationaux.
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Pour ce qui concerne le zoo platonique et son réaménagement, il s’agit surtout, et à tout prix, de découvrir s’il existe entre la population et ceux qui la dirigent une simple différence de degré ou une différence spécifique. Dans le premier cas, la distance entre les gardiens d’hommes et leurs protégés ne serait en effet que fortuite et pragmatique – on pourrait dans ce cas attribuer au troupeau la faculté de réélire ses pasteurs par roulement. Mais s’il existe une différence spécifique entre les directeurs du zoo et ses habitants, alors ils seraient tellement différents les uns des autres qu’une direction élue ne serait pas recommandée : il faudrait uniquement une direction fondée sur la compréhension. Dès lors, seuls les faux directeurs de zoo, les pseudo-hommes d’État et les sophistes politiques feraient campagne avec l’argument selon lequel ils sont de même nature que le troupeau ; le véritable éleveur, lui, miserait sur la différence et laisserait discrètement entendre que, parce qu’il agit sur la base d’une compréhension privilégiée, il est plus proche des dieux que des créatures vivantes confuses dont il assure la tutelle.
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Si le phénomène de l’humanisme mérite aujourd’hui l’attention, c’est surtout parce qu’il rappelle – fût-ce d’une manière camouflée et embarrassée – le fait que les êtres humains, dans les cultures civilisées, sont constamment revendiqués par deux puissances culturelles à la fois – par souci de simplification, nous les nommerons ici, pour réduire la complexité du phénomène, influence inhibante et influence désinhibante. On trouve dans le credo de l’humanisme la conviction que les hommes sont des « animaux sous influence », et qu’il est par conséquent indispensable de les soumettre aux influences adéquates. L’étiquette « humanisme » évoque – sous un aspect faussement anodin – la bataille permanente pour l’être humain qui s’accomplit sous la forme d’une lutte entre les tendances qui bestialisent et celles qui apprivoisent.